Les combats d’Angela Davis

Publié le par Dynamique Citoyenne

Angela Davis en 1973
Angela Davis en 1973

Propos recueillis par Anne Chemindans le Monde Culture et Idées du 16 janvier 2016.

Elle n’a plus la coupe afro qui l’a rendue célèbre dans les années 1970, mais ses convictions sont intactes : à 71 ans, Angela Davis continue à se battre en faveur de l’égalité « des genres, des races et des classes ». Elle l’a encore montré, le 4 décembre, à la Sorbonne, à Paris, en prononçant la conférence inaugurale d’un colloque célébrant les 20 ans du premier groupement de recherche du CNRS sur le genre, Marché du travail et genre (MAGE). Devant les chercheurs réunis par la fondatrice du réseau, la sociologue Margaret Maruani, elle a évoqué la condition des employés de maison du monde entier – des femmes, souvent de couleur, toujours pauvres. C’est dans ce lieu, où elle a étudié au début des années 1960, que nous l’avons rencontrée.

Née en 1944 à Birmingham (Alabama), Angela Davis est une icône de la rébellion américaine. Après des études de philosophie en Europe et aux Etats-Unis, elle rejoint les Black Panthers et le Parti communiste américain – elle sera deux fois candidate à la vice-présidence américaine, en 1980 et 1984. Au début des années 1970, après une cavale de quinze jours, elle est arrêtée par le FBI. Accusée d’avoir fourni les armes d’une prise d’otages, elle est incarcérée pendant plus d’un an avant d’être acquittée en 1972. Près de 100 000 personnes défilent alors à Paris, autour de l’écrivain Louis Aragon, pour demander sa libération. John Lennon et Yoko Ono ainsi que les Rolling Stones composent des chansons en son honneur (Angela et Sweet Black Angel).

« Une ténacité bouleversante jusqu’à l’étrangeté »

Angela Davis, aujourd’hui professeure émérite à l’université de Californie à Santa Cruz, est aussi une intellectuelle. Après des études de littérature et de philosophie, elle prépare une thèse dirigée par le philosophe marxiste Herbert Marcuse. Exclue en 1969 de l’université de Los Angeles en raison de ses activités politiques – à l’époque, le gouverneur de l’Etat n’est autre que… Ronald Reagan –, elle poursuit sa carrière à l’université de Californie à San Francisco (1980-1984), puis à Santa Cruz (1991 à 2008), où elle enseigne les « ethnic studies » et les « feminist studies ». Son principal combat reste la lutte contre le « complexe carcéro-industriel » américain. Rencontre avec une femme « à la ténacité bouleversante jusqu’à l’étrangeté », selon le mot de l’écrivain Jean Genet.

Au début des années 1960, vous avez étudié à la Sorbonne, à Paris, ainsi qu’à Biarritz. Quelle est votre relation avec la France ?

Quand j’ai découvert la France, j’ai eu le sentiment qu’elle serait pour moi, en tant que femme noire, un lieu d’émancipation. Je raconte souvent ma trajectoire personnelle comme une trajectoire géographique. Je viens du sud des Etats-Unis, un lieu où régnaient le racisme et la ségrégation. Je suis ensuite partie faire des études dans le nord du pays, à New York et près de Boston : je pensais y trouver la liberté mais la réalité a, bien sûr, été très différente. J’ai alors élargi mon horizon : j’ai étudié la littérature française et, à l’époque, la France m’est apparue comme « le » lieu de l’émancipation. Je croyais très sincèrement à la devise française « Liberté, Egalité, Fraternité ».

Je suis arrivée à Paris en pleine guerre d’Algérie. Je vivais dans une petite chambre de bonne. Mes voisines de chambre, qui étaient guadeloupéennes, m’ont conseillé d’être très prudente parce que je pouvais être prise pour une Algérienne. Cet épisode m’a permis de comprendre ce qui se passait en Algérie. A l’époque, j’ai participé à plusieurs manifestations en faveur de l’indépendance et j’ai découvert la violence de la police envers les Algériens. Je dis souvent que je suis venue en France pour chercher la liberté et l’émancipation et que j’y ai trouvé la solidarité internationale avec la ­révolution algérienne !

Qu’avez-vous ressenti en apprenant les attaques terroristes du 13 novembre ?

La France est un peu devenue ma seconde patrie. Quand j’ai appris les attaques, j’étais terriblement choquée. J’ai passé toute la soirée devant la télévision, j’étais extrêmement peinée. Je pensais à ces jeunes gens qui étaient allés à un concert de rock ou qui dînaient en terrasse, et qui, soudainement, ont été la cible des balles des terroristes. Cela m’a évidemment rappelé les attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

Au lendemain des attentats du 13 novembre, François Hollande a instauré l’état d’urgence. La France a-t-elle des choses à apprendre de l’expérience américaine du Patriot Act ?

Répondre au terrorisme en déployant une violence d’Etat, c’est perdre de vue la démocratie et la liberté. Aux Etats-Unis, la démocratie a été très sérieusement mise à mal par le Patriot Act. Qui sait le temps qu’il faudra pour répondre aux conséquences à long terme du Patriot Act ?

Certains des terroristes du 13 novembre étaient nés en France, avaient grandi en France, avaient fréquenté les écoles françaises. Comment expliquez-vous leur recours au terrorisme ?

Ces événements sont indicibles, incompréhensibles. Il faut cependant s’interroger sur les raisons qui peuvent amener des gens à recourir à des actes d’une telle violence. Je suis venue à Paris après les émeutes dans les banlieues, en 2005. J’y suis revenue pour le dixième anniversaire du Parti des indigènes de la République, en 2015. J’ai participé à des débats sur l’immigration et je dois dire qu’à mes yeux, la France, en tant que nation, n’est pas complètement innocente. La France est le berceau historique de la démocratie mais les personnes de couleur qui vivent en France, qui sont des citoyens français, qui ont été scolarisées dans des écoles françaises, sont souvent rejetées : elles sont les victimes du racisme et de l’islamophobie.

Les mesures policières et les lois répressives ne viendront pas à bout de ce problème car il exige une autre démarche : il faut reconnaître le rôle du colonialisme et du racisme. Je le sais en raison de ma propre expérience, mais aussi en raison de l’histoire du mouvement afro-américain aux Etats-Unis. A la fin des années 1960 et au début des années 1970, beaucoup de militants se sont engagés dans des mouvements dits de « guérilla urbaine ». Je ne fais évidemment pas de parallèle entre ces deux phénomènes – le mouvement de libération américain poursuivait un objectif véritable d’égalité et de justice – mais je peux comprendre que le désespoir amène des jeunes gens désabusés à faire n’importe quoi.

Vous dénoncez souvent la dimension islamophobe des violences racistes en Europe. Pensez-vous que l’islamophobie est particulièrement développée en France ?

Aux Etats-Unis, l’islamophobie s’est intensifiée après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 : dans cette période de « guerre contre le terrorisme », elle s’est articulée avec le racisme envers les Noirs et les Latinos.

En France, la situation est plus compliquée parce que le concept de laïcité a été utilisé pour marginaliser les musulmans. Les concepts universels semblent porteurs de liberté quand ils sont envisagés d’un point de vue théorique mais, dans la réalité, ils peuvent devenir très répressifs. J’étais à Paris, au printemps 2015, lors de la controverse sur l’exclusion d’une lycéenne en raison de la longueur de sa jupe. Quand j’ai raconté cette histoire aux Etats-Unis, tout le monde croyait que la jupe était trop courte : j’étais obligée de dire qu’elle était trop longue et, surtout, qu’elle était portée par une jeune fille musulmane !

Je crois que la France doit réfléchir à ce concept universel qu’est la laïcité : c’est une bonne notion, bien sûr, mais elle est souvent racialisée et clandestinement chargée d’islamophobie.

Pensez-vous que ce racisme et cette islamophobie ont un rapport avec le passé ­colonial de la France ?

Aux Etats-Unis, il est impossible de s’attaquer aux racines des violences raciales sans prendre en compte le fait que l’esclavage est encore structurellement inscrit dans les relations sociales. Je dirais la même chose au sujet de la France. Les peuples qui ont été soumis, au cours de l’histoire, à l’ordre colonial français ne peuvent être intégrés dans la société française que si elle se transforme : il faut évacuer les vestiges du colonialisme et de l’esclavage.

Beaucoup de gens ignorent que la France était l’un des principaux pays d’esclavage. Ce fait historique est apparu récemment, lors des débats sur la création, le 10 mai, d’une journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. L’esclavage et le colonialisme ne disparaissent pas d’un coup de baguette magique simplement parce qu’on souhaite les voir disparaître.

Vous avez grandi dans les années 1950 à Birmingham (Alabama). Quand vous étiez enfant, l’esclavage était-il un souvenir de l’histoire ou était-il encore vivant dans la mémoire des habitants ?

Pendant très longtemps, les Noirs ont voulu oublier l’esclavage, cette période si terrible et si douloureuse de l’histoire américaine. Ma grand-mère est née après l’abolition mais ses parents avaient été esclaves. On n’en parlait jamais dans ma famille, mais je me souviens, enfant, avoir regardé ma grand-mère et avoir imaginé l’esclavage à travers elle. C’est seulement dans les années 1960 que ce sujet a émergé, dans le sillage du « féminisme noir » qui a irrigué les travaux universitaires et le militantisme politique. Ce mouvement s’est opposé aux tendances masculinistes qui imprégnaient alors les « black studies » et la culture populaire noire : toutes deux tentaient d’esquiver la question de l’esclavage parce qu’il avait, selon elles, porté atteinte à la puissance des hommes noirs.

Les écrivaines et les universitaires féministes noires ont permis de façonner un nouveau discours sur l’esclavage. Toni Morrison, avec son livre Beloved (Christian Bourgois, 1989), mais aussi Toni Cade Bambara et Octavia Butler, ont joué un rôle majeur dans ce mouvement. Le premier article que j’ai publié a été écrit pendant que j’étais en prison, dans les années 1971-1972 : il portait justement sur le rôle des femmes noires dans la communauté des esclaves. Cette réflexion m’a permis de mieux comprendre les réalités politiques du moment, et notamment cette idée que les femmes noires étaient en train de conspirer avec les hommes blancs afin d’opprimer les hommes noirs.

Compreniez-vous, quand vous étiez petite, qu’il y avait un lien entre la ségrégation et l’esclavage ?

Je sentais que la ségrégation était un héritage de l’esclavage. Ce que je ne comprenais pas, en revanche, c’est que pour abolir vraiment l’esclavage, il aurait fallu, comme l’a écrit le chercheur W. E. B. Du Bois, non seulement briser les chaînes des esclaves, mais aussi construire une nouvelle démocratie.

Seules de nouvelles institutions auraient permis d’intégrer les anciens esclaves dans un nouveau système social. Mais ces institutions n’ont jamais vu le jour. D’une certaine manière, nous nous battons, aujourd’hui ­encore, pour achever ce travail d’abolition de l’esclavage.

Pouviez-vous imaginer, enfant, qu’un président noir entrerait un jour à la Maison Blanche ?

C’était impossible à concevoir ! Dans les années 1960, Robert Kennedy avait prédit avec justesse l’élection de Barack Obama : il avait affirmé qu’un Afro-Américain pourrait être élu président dans quarante ans. Mais l’élection d’Obama, aussi importante soit-elle, n’est qu’un moment symbolique : elle n’a pas changé en profondeur les relations sociales.

Les gens savent désormais que dans une structure très compliquée, le changement d’un seul personnage, fût-il président, ne met pas fin au caractère oppressant de la structure.

Vous êtes féministe mais, dans votre jeunesse, vous n’avez pas rejoint les mouvements féministes américains, qui étaient essentiellement blancs. Pourquoi ?

Si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas parce que je ne croyais pas à la possibilité d’un combat commun. C’était plutôt parce que les mouvements féministes se concentraient, pour l’essentiel, sur ce que nous considérions alors comme des questions « bourgeoises ». J’étais évidemment en faveur des droits des femmes – mais de toutes les femmes. Je ne parvenais pas à m’identifier à un mouvement qui ne s’intéressait pas au racisme et à la lutte des classes car il fallait, selon moi, penser à la fois la question de la race, celle du genre et celle de la classe sociale.

A la fin des années 1970 et au début des années 1980, plusieurs mouvements féministes multiraciaux sont apparus, intégrant des femmes noires, latinos, asiatiques mais aussi des femmes blanches de la classe ouvrière. C’est là que j’ai trouvé ma place.

Pour moi, le féminisme est nécessairement antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste, anticolonialiste ! Il est évidemment impossible de penser toutes ces questions à la fois, mais il est utile, dans les combats comme dans les analyses, de garder à l’esprit, en toile de fond, ces différentes approches de la notion de justice.

Par ailleurs, je me sens beaucoup plus à l’aise lorsque je défends les femmes qui sont au bas de l’échelle sociale : quand on remporte une victoire à cet endroit-là, tout le monde avance. Quand, en revanche, on s’intéresse uniquement au plafond de verre, on se bat pour une toute petite minorité.

Dans la conférence inaugurale du colloque célébrant les 20 ans du MAGE, vous avez longuement évoqué la condition des employés de maison. Pensez-vous que le travail, même dans ces conditions, soit une voie vers l’égalité hommes-femmes ?

Je suis d’accord avec les analyses de Karl Marx. Il a compris que le travail était un moyen d’exprimer sa liberté, mais aussi que certaines formes de travail ne seraient jamais créatives ou gratifiantes – le travail peut aussi être extrêmement aliénant. C’est pour cette raison qu’il estimait que le combat premier de la classe ouvrière devait être la réduction des horaires journaliers de travail. J’ai choisi de consacrer ma conférence inaugurale aux employés de maison car on les oublie : on les regarde avec condescendance, mais c’est grâce à eux que d’autres peuvent, à travers leur travail, faire l’expérience de la liberté.

Aujourd’hui comme hier, les employés de maison sont des gens de couleur qui viennent, pour beaucoup, des anciennes colonies. Leur situation permet de voir, de manière parfois tragique, que le racisme, le colonialisme et la servitude n’ont pas disparu, même s’ils ont adopté d’autres formes. Les féministes doivent aborder ces questions. La situation des employés de maison n’est sans doute pas notre combat principal mais nous devons avoir conscience que l’égalité « élitiste », l’égalité pour certaines, ne sera jamais l’égalité de toutes.

Diriez-vous que le mot-clé de votre vie est le respect ?

Je n’y avais jamais pensé de cette manière mais c’est vrai, le respect est une notion extrêmement importante.

Quand j’étais jeune, j’étais très reconnaissante envers ma mère : grâce à elle, j’ai développé un respect envers moi-même qui n’était pas évident pour des jeunes Noirs qui grandissaient dans un monde social et idéologique marqué par l’infériorité raciale. Elle avait été employée de maison mais elle est devenue une militante de l’égalité : une situation de soumission, voire de répression, peut ouvrir la voie à l’émancipation et la liberté.

Angela Davis en 2015

Angela Davis en 2015

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